J’ai longtemps hésité à écrire cet article, par peur de blesser, de choquer ou de perturber des esprits déjà bien tourmentés par la situation anxiogène et inédite dans laquelle une partie de l’humanité est plongée. Néanmoins, la tête bourdonnante depuis plusieurs jours, je ne peux m’empêcher d’écrire afin d’essayer, avec toute la bienveillance à l’égard de chacun, de donner un sens, du sens, à cette crise sanitaire, humanitaire, économique, financière, et bientôt existentielle.
La puissance avec laquelle l’épidémie de Covid-19 bouleverse l’Occident est inimaginable. Pourtant habitué depuis quelques temps déjà à essayer d’anticiper une dégradation de notre système sociétal actuel, j’ai été extrêmement surpris par la rapidité avec laquelle les choses ont changé, et surtout l’inconscience et l’insouciance dont nous avons fait preuve alors que l’épidémie se répandait comme une traînée de poudre. Alors que de nombreuses personnes alertaient les citoyens et le gouvernement, ce dernier et la plupart d’entre nous n’ont rien entendu. Moi le premier. Le soir de la fermeture des commerces non-essentiels, j’étais à la terrasse d’un bar bondé, trop occupé à partager un moment privilégié avec des amis que je vois trop peu pour comprendre la gravité extrême de la situation.
Peut-être croyions-nous que le gouvernement était plus compétent et informé que les lanceurs d’alerte pour anticiper cette crise sanitaire ? Peut-être que des décennies de stabilité (relative, mais tout de même) du monde Occidental nous a rendu inaptes à réagir face à l’urgence ? Peut-être que, noyés dans nos petites bulles de confort individuelles, nous pensions être au dessus des « problèmes sanitaires du tiers-monde » ? Peut-être est-t-il devenu impossible de démêler le vrai du faux de l’information ? Peut-être un peu de tout ça.
Alors nous voilà toutes et tous confinés. Abasourdis, choqués, tristes, colériques, endeuillés, à l’arrêt. Et il me peine d’enfoncer le couteau dans la plaie, mais il me semble vital de prendre conscience de deux choses : notre part de responsabilité dans la situation actuelle, et le caractère mineur de cette crise par rapport à ce que le futur proche nous réserve.
Notre part de responsabilité
Il est légitime de vouloir blâmer le gouvernement et la population chinoise, et de pointer du doigt le manque d’hygiène évident et le traitement scandaleux des animaux sauvages sur le marché de Wuhan. En revanche, il serait hypocrite qu’une fois cette plainte émise, nous nions l’évidence de notre implication dans cette pandémie. Car Hubei, la province où l’épidémie s’est déclarée, est également un des pôles industriels majeurs de la Chine. Exploitations de coton pour la fabrication de vêtements, constructeurs automobiles (dont Citroën et Peugeot), usines d’écrans pour téléviseurs et smartphones… Une quantité faramineuse de biens de consommation à destination des pays occidentaux. La déforestation des milieux sauvages pour y semer du coton, construire des usines et des villages pour accueillir les ouvriers est donc une conséquence directe de notre mode de consommation. Cette déforestation favorise bien évidemment les contacts avec la faune sauvage, cette dernière étant contrainte de migrer en périphérie urbaine. Le virus Ebola transmis par des chauves-souris insectivores forcées de nicher en périphérie des villages d’Afrique en est un exemple flagrant.
Les générations précédentes et nous-mêmes sommes également collectivement responsables de la dégradation du système de santé Français, en prise depuis de nombreux quinquennats à une politique de financiarisation de l’hôpital. Nous avons élu les dirigeants qui ont transformé ce système. Nous avons laissé faire. L’incapacité de soigner convenablement les personnes atteintes du Covid-19 résulte de ces choix politiques.
Enfin, nous avons collectivement accueilli (et/ou courbé l’échine devant) une politique néolibérale, favorisant le libre-échange à outrance et donc la vitesse de propagation de l’épidémie. Cette politique a également mené à délocaliser notre production et à l’organiser selon la méthode du flux-tendu, en réduisant nos stocks de produits finis au minimum, en comptant sur le fait que nous pourrions les commander le moment venu. La pénurie de masques, de gel hydroalcoolique et d’autres produits pharmaceutiques indispensables à la gestion de la crise sanitaire actuelle en est une triste conséquence.
L’idée n’est pas ici d’accabler à tout-va ni de pointer du doigt nos comportements, mais de souligner le caractère systémique de nos modes de vies individuels et collectifs. Car cette crise sanitaire, aussi horrible soit-elle, est un doux clapot comparé à la tempête de catastrophes que nous nous apprêtons à vivre.
Les crises à venir
Voilà presque 50 ans que le Rapport Meadows a été publié. Un demi-siècle que nous sommes avertis des limites de la croissance, et nous n’avons fait qu’accélérer. Ces limites aujourd’hui largement dépassées, on ne peut que constater l’instabilité du système dans lequel nous sommes. Changement climatique, déforestation, plastification des océans, extermination de la biodiversité (l’extinction des espèces est un euphémisme pour déculpabiliser l’Homme et suggérer qu’elles « s’éteignent » d’elles mêmes. En vérité, elles sont massacrées), érosion des sols… Tout ça pour perpétuer un mode de vie qui n’a même plus l’air d’enthousiasmer grand-monde.
« Hier, l’homme apparut, champignon à foyer multiple. Son cortex lui donne une disposition inédite : porter au plus haut degré la capacité de détruire ce qui n’était pas lui-même tout en se lamentant d’en être capable. A la douleur, s’ajoutait la lucidité. L’horreur parfaite. »
Sylvain Tesson, la Panthère des neiges
Arrivé ici, le lecteur déjà anxieux de la situation actuelle pourrait m’accuser de jeter de l’huile sur le feu, de ne pas être assez optimiste, voire pire, pessimiste ! Je lui répondrai avec bienveillance que, selon moi, l’optimisme invite à l’inaction et à perpétuer le système actuel car « la science nous sauvera », « l’humanité a déjà traversé pire » et autres imaginaires basés sur le postulat que, quoiqu’il arrive, nous continuerons à monter toujours plus haut. Le pessimisme quand à lui, invite également à l’inaction, mais parce que « tout est foutu de toute manière », « à quoi bon se battre », « il faut bien mourir de quelque chose » et j’en passe. De manière générale, ces deux termes sont tellement mal utilisés dans la sphère médiatique et politique actuelle qu’ils devraient être réservés à de la philosophie de comptoir !
Que reste-il alors ? Le réalisme. Regarder les choses en face. Ne pas être dans le déni. S’informer. Accepter la situation telle qu’elle est, et faire avec. Comprendre. Agir. Appeler un chat un chat ! Car le reproche est souvent fait, aux personnes évoquant la situation catastrophique (le mot est faible) actuelle, de vouloir inutilement faire peur. Mais c’est partir du postulat qu’ignorer la réalité, faire l’autruche en somme, est une alternative possible et même souhaitable ! Qu’en fermant les yeux assez fort, on passera au travers. Mais c’est faux. La peur est présente quoiqu’il arrive. La différence, c’est qu’elle peut être un moteur si on en connaît l’origine et qu’on agit en conséquence. En revanche, elle sera forcément un frein si on ne fait pas l’effort de comprendre la situation actuelle.
En bref, prendre du recul sur notre société et poser un regard critique sur notre mode de vie actuel est la meilleure manière de comprendre ce qui ne va pas, et ce que nous devons changer.
Construire un imaginaire
Cette crise est un électrochoc puissant qui vient chambouler nos convictions, qui met en exergue la fragilité et l’éphémérité de notre système. Nous devons nous en saisir pour remettre en question nos convictions profondes.
« La préhistoire pleurait et chacune de ses larmes était un yack. Leurs ombres disaient : Nous sommes de la nature, nous ne varions pas, nous sommes d’ici et de toujours. Vous êtes de la culture, plastiques et instables, vous innovez sans cesse, où vous dirigez-vous ? »
Sylvain Tesson, la Panthère des neiges
Tout est là. Où nous dirigeons-nous ? Cette question, effrayante par les réponses infinies qu’elle a à offrir, doit-elle longuement posée. Elle nous renvoie à notre imaginaire, individuel et collectif. Que voulons-nous construire ensemble pour demain ? Quel monde, quelles idéologies, quelle place de l’Homme souhaitons-nous laisser aux générations suivantes. Souhaitons-nous des générations suivantes ?
« Évidemment, il y a des difficultés, mais ce ne sont que des difficultés. Ce ne sont pas des limites physiques infranchissables. Par conséquent, compte tenu de ces complications et difficultés, la tâche qui nous incombe est d’imaginer des trajectoires qui nous mènent vers cette destination meilleure. »
Kim Stanley Robinson, le réveil des Imaginaires
Et lui encore, de rajouter :
« Nombreux sont ceux qui objecteront immédiatement que c’est trop dur, trop incertain, contraire à la nature humaine, politiquement impossible, anti-économique, et ainsi de suite. Oui, oui. Nous voici face au basculement de l’optimisme cruel dans le pessimisme stupide – ou appelons-le pessimisme bon-teint, ou cynisme, tout simplement. Il est aisé de s’opposer au tournant utopique en invoquant quelque principe de réalité peu rigoureux et pourtant omniprésent. Les riches le font constamment. »
Tout est dit. Cessons de nous mettre des bâtons dans les roues, imaginons et construisons ensemble un système qui fonctionne durablement, à l’opposé de ce que nous vivons actuellement. L’imaginaire de la croissance infinie s’effondre devant nos yeux : remplaçons-le par un imaginaire vertueux.
Nous avons eu, avec Delphine, cette chance incroyable de partir en Antarctique pendant plus d’un an. Ce fut notre électrochoc. Coupés de la société, sur une autre planète, nous avons pu constater, une fois revenus, l’absurdité totale du monde qui défilait devant nos yeux. Ce fut d’ailleurs une expérience très traumatisante. Sans repères, j’ai sombré pendant un temps dans une abyssale dépression. J’étais devenu une autre personne, je ne reconnaissais plus mon moi d’avant, bien représenté par la citation suivante :
« L’homme des villes de l’Occident technologique s’était lui aussi domestiqué. Je pouvais le décrire, car j’en étais le plus parfait spécimen. Au chaud dans mon appartement, soumis à mes ambitions électroménagères et occupé à recharger mes écrans j’avais renoncé à la fureur de vivre. »
Sylvain Tesson, la Panthère des neiges
Puis, un autre imaginaire s’est construit en moi, en nous, bien représenté ici par les mots d’Alain Damasio :
« Avec l’émergence de la modernité, de Descartes et de la philosophie des Lumières, l’espèce humaine se met à se considérer comme détachée du vivant, lequel devient un arrière-plan ou un décor qu’on baptise la « nature ». Le prototype de nos fonds d’écran ? Des paysages de nature ! Aujourd’hui, nous arrivons au point où le technococon, cette chrysalide technologique qui nous entoure, est devenu tellement épais, multicouches et maillé, que la coupure se révèle anxiogène et dévitalisante. Tout le monde commence à le sentir, si bien qu’on voit émerger une philosophie du vivant extrêmement féconde où l’idée de renouer avec le vivant devient assez centrale. »
Alain Damasio, le réveil des Imaginaires
Recoller les morceaux, voilà notre imaginaire. En finir avec cette fracture entre Nature et Culture. Nous sommes la Nature, l’environnement n’existe pas. Mettre fin aux inégalités, régénérer notre monde, offrir une existence digne et un mode de vie durable aux générations futures, protéger la biodiversité qui reste encore debout, rien que ça !
Et je devine facilement quelques froncements de sourcils, ou une indignation intérieure : « Mais c’est pas du tout ça que je veux, moi ! ». Je comprends tout à fait, et je le respecte, profondément. Cet article n’a pas vocation à vous imposer notre imaginaire comme souverain et seul plausible. Il a pour but de vous ouvrir les yeux sur la réalité dans laquelle nous vivons, bien trop occultée par des imaginaires illusoires tels que le développement durable, la croissante verte ou encore les énergies renouvelables (habile manipulation des mots car si le vent et le soleil sont effectivement renouvelables, les moyens de récupérer ces énergies ne le sont pas). Ces imaginaires ne sont que de douces promesses destinées à garder la même ligne de conduite : après nous, le déluge.
Profitons du confinement pour démêler le vrai du faux. Pour se poser les bonnes questions. Pour se préparer à la suite. La crise sanitaire du Covid-19 n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les vrais défis sont devant nous, et ils arrivent à toute vitesse.
A l’opposée de l’individualisme dans lequel la société baigne, nous prônons la collectivité et l’entraide. Échangeons nos points de vues, partageons nos compétences. Vous souhaitez nous contacter ? Rien ne nous ferait plus plaisir !
J’espère ne pas trop vous avoir secoué avec cet article (et en même temps, si). Courage dans cette période difficile, prenez-soin de vous, prenez-soin de tous. Demain sera éprouvant. Après-demain sera radieux.
Corentin
« Ils me prennent pour un névrosé : je regarde passer une sittelle pendant que se déroulent des choses cruciales. Je lui avais répondu que la névrose se situait au contraire dans la diffraction de nos cerveaux affolés d’informations. Prisonnier de la ville, nourri du perpétuel jaillissement de nouveautés, je me sentais un homme diminué. La fête foraine battait son plein, la lessiveuse tournait, les écrans scintillaient. Jamais je ne me posais la question : en quoi le vol des cygnes serait-il moins important que les tweets de Trump ? »
Sylvain Tesson, la Panthère des neiges